Me v’là, c’est moi : Fredo l’porteur. C’que j’en vois défiler des gens, du matin au soir dans la gare, où s’qu’on dit qu’ils sont si bizarre : des décidés, des hésitants, des pressés, des qui prennent leur temps tandis qu’moi, j’prends leurs valises. Et dans tous ceux là qui s’en vont, on n’en voit jamais un qui dise : « Hé l’porteur, peut être qu’il trouv’rait ça bon de monter avec nous dans l’wagon. »
Alors je reste Fredo l’porteur. L’aut’ jour, un taxi s’arrête. Je m’précipite, c’était mon tour. Bon. J’ouvre la portière, je rentre la tête pour bien voir si y’avait du lourd. Et puis v’là que j’aperçois une fille, une fille qu’avait tellement d’beauté que j’en étais paralysé. Tout en tremblotant sur mes quilles, elle me dit avec un sourire : « Tenez porteur, prenez tout ça. »
Et moi, comme un mannequin en cire, j’la r’gardais et puis j’bougeais pas. J’avais envie d’lui dire : « Madame, depuis qu’il m’est permis d’rêver, depuis que j’connais le verbe aimer, dans le corps, dans le cœur et puis l’âme, c’est toujours à vous que j’ai pensé. Sûrement que vous étiez l’inconnue, celle qu’on arrange à sa façon, qui n’refuse rien, qui s’met toute nue. Et qu’ la peau comme une chanson dont chaque refrain dirait « je t’aime ». Et je suis là, devant vos yeux, vos grands yeux bleus, si grands, si sombres qui trouvent le moyen avec tant d’ombre de rester autant lumineux, qu’il faut convenir qu’dans le fond des cieux la nuit à dû crever son voile. Pour que ses plus jolies étoiles dégringolent s’installer chez elle ».
Mais la fille m’a interrompu : « Hein ? Alors l’ami, qu’est ce que vous faites ? Ca va pas bien, vous êtes perdu ? J’lui ai dis « non » en s’couant la tête.
- Bon, alors, qu’elle a dit, ça va. N’attendez pas, prenez tout ça » J’ai empoigné les bagages, les sacs, les cartons à chapeaux. J’me suis tout filé sur le dos et suis parti dans son sillage, vers le wagon capitonné, où s’que j’l’ai doucement installée pour qu’elle soit bien pendant l’voyage.
Quand elle m’a tendu du pognon, sûr’ment qu’elle n’a pas du comprendre pourquoi qu’subitement j’ai dit « non » et qu’je m’suis dépêché de descendre. De là, j’suis parti au bistrot, j’ai bu un coup, deux coups, trois coups, j’ai bu jusqu’à temps que j’sois saoul. Puis j’ai expliqué aux poteaux les beaux yeux et les ch’veux de ma blonde. Quand j’ai eu fini d’raconter, si vous aviez vu à la ronde comment ils ont tous rigolé. Moi, j’ai rigolé avec eux, hein. Entre hommes, y fallait ça, c’était mieux. Mais c’que ç m’faisait mal de rire, surtout que j’pouvais pas leur dire que d’un coup, je m’sentait tout vieux. Parce que moi, Fredo l’porteur, je v’nais de faire la plus grande bêtise en ayant porté la valise qui pour toujours emm’nait mon cœur.
Bourvil, mon héros.